Cécile Dejoux : « Le manager devra être IA compatible »

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Cécile Dejoux est professeur des universités et chercheur au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam), et affiliée à l’ESCP Business-School. Elle est l’auteur de Ce sera l’IA ou/et moi (Vuibert, 2020). Elle a conçu les MOOC L’IA pour tous et Du manager au leader : devenir agile et coopératif. Elle livre son regard sur les clés du management à l’ère du numérique. Entretien.

Propos recueillis par Marie-Madeleine Sève, journaliste presse économie & sociale

 

Comment l’IA impactera-t-elle le management ?

Avec la multiplication des outils intégrant l’IA, le manager va devoir inclure la dimension « notification » dans son management, en exerçant ce que je nomme le « management du rappel ». Par exemple, il recevra davantage d’alarmes ou SMS sur son portable, ou des signaux spécifiques et enrichis, pour gérer son agenda au plus près, mais aussi pour être alerté sur l’état de méforme d’un salarié, s’il se sent mal ou empêché de… De leur côté, les collaborateurs pourront recevoir des notifications ciblées des chabots : « attention, il y a trop de tâches à réaliser dans la journée… », « … tu dois rappeler le client », « …tu es en retard sur ton planning ». L’équipe gagnera en efficacité. Toutefois l’adjonction de ces rappels dans l’outil s’effectuera avec parcimonie, afin d’éviter de donner le sentiment de contrôle et d’autoritarisme qui s’avérerait contre-productif.

Quel est le kit de savoir de base en IA pour le manager ?

Acquérir une culture IA est un prérequis, quel que soit le métier. Il ne s’agit pas de savoir coder, ni de devenir datascientist. Il s’agit de connaître le vocabulaire, les notions clés, et de retenir que l’IA ne donne que des probabilités et non pas des certitudes. Ce sera toujours à l’individu de trancher. Le manager a également intérêt à connaître les différentes briques technologiques, et à entrer dans l’univers des datas afin de savoir ce qu’il peut en attendre. L’IA ne fait pas tout, et il faut pouvoir en expliquer les usages espérés. Dès lors, il pourra communiquer avec les experts du sujet dans le cadre d’un projet IA... ce qui ne manquera pas de se produire.

L’IA est pourtant imaginée comme infaillible, surpuissante…

Nous sommes marqués par les films de science-fiction. Or l’IA a des faiblesses, des biais que le manager comme le collaborateur doit apprendre à détecter, sauf à se laisser piéger. Des données de mauvaise qualité, des schémas erronés ou approximatifs, des algorithmes inadéquats peuvent, en effet, faire dériver le système puisque l’IA apprend à partir d’un ensemble de données qu’on lui donne, par la technique dite machine learning. Et puis, le robot ne prend que des décisions factuelles, tandis que l’homme intègre aussi des critères subjectifs, émotifs, affectifs. J’insiste, l’IA ne livre que des pronostics, des recommandations, et non pas des exactitudes. La fiabilité des résultats n’est jamais garantie à 100 %. De fait, l’IA améliore notre expertise sur le travail, grâce à elle nous approchons le meilleur. Mais l’intelligence humaine va superviser, contextualiser, valider ou rectifier les analyses restituées. L’IA est fondamentalement additive : elle augmente la capacité de l’individu, qui peut, du coup, se consacrer à des tâches à forte valeur ajoutée.

En quoi le rôle de l'encadrant va-t-il changer ?

Eh bien, il va gérer des équipes hybrides, hommes et chabots (voire humanoïdes). Il lui faudra donc apprendre à acculturer ses collaborateurs à l’interaction avec les machines. Aujourd’hui, il tient le rôle de « big speacher » auprès d’eux : c’est à lui qu’incombe le rôle de les sensibiliser, de les former via des ateliers, des « workshops » spécifiques, avec des intervenants-formateurs extérieurs. Et ceci avec beaucoup de bienveillance. Il fera des démonstrations, donnera le « la », et les salariés testeront les outils afin qu’ils comprennent et puissent accepter que l’IA leur vole des tâches. Laisser cette mission aux DRH est vouée à l’échec. Comme l’annonce l’ex PDG de Microsoft France, le manager sera sans doute demain un éleveur de robots. Autrement dit, il les alimentera de données de plus en plus pertinentes selon les problématiques, et saura les contrôler. Une sorte de « éducation artificielle » en somme !

Le robot est donc un nouveau collaborateur à intégrer dans l’équipe…

Exactement ! Il faut le former et l’intégrer, comme une nouvelle recrue, au sein d’un groupe de coéquipiers « réels ». Et le prendre en compte dans l’organisation. Le manager doit donc penser en termes d’intelligence collective, et de complémentarité en se posant toujours la question :  que puis-je déléguer à l’IA ? Que dois-je garder à ma main? Comment faire pour que l’IA me permette d’être plus performant à titre individuel, collectif et organisationnel ? C’est l’homme qui sait le mieux, quand faire confiance en la machine, et quand faire confiance en sa propre intuition. Il s’agit de tirer le meilleur parti de cette intelligence atypique, comme de celle des différents collaborateurs. Au manager de réaliser une co-construction avec l’équipe, et d’en être le catalyseur.

Oui, mais dans l’avenir, ne doit-on pas s’attendre à une robotisation généralisée ?

Ce n’est pas parce qu’une tâche est automatisable, qu’il faut absolument l’automatiser. Il va falloir juger ce qui est utile ou non. La prise de recul de chacun est essentielle, en vue d’opérer des choix judicieux. Par exemple, quelles tâches la machine effectuera-t-elle avec une meilleure performance que la mienne ? Et il vaut mieux s’assurer que certains collaborateurs, gardent la connaissance de leur savoir-faire sur les tâches automatisables. Au risque, sinon, de fragiliser la pérennité de l’entreprise.

Les soft-skills seraient déterminantes pour œuvrer en bonne entente avec le robot… ;

Beaucoup sont déjà acquises dans les écoles. Au vu de mes recherches, je préconise de développer celles que j’appelle les « compétences de centrage ». Si on ne peut pas se mesurer à l’IA, qui « superforme » dans ses fonctionnalités, on peut garder la maîtrise de son attention, de sa mémoire, de son temps, de son stress et de son identité. Cinq notions essentielles qui viennent en complément des autres compétences nécessaires pour être « IA compatible ». Car face à l’IA, il faudra garder sa capacité de raisonner, de comparer, de décider et de critiquer. La seule façon de trouver sa juste place sans se laisser dévorer par la puissance des algorithmes, consiste donc, notamment, à exercer sa mémoire, à savoir marquer des pauses, à rester vigilant, sans négliger de tisser et cultiver les liens sociaux. Ni d’accepter ses propres faiblesses : c’est ce qui fait notre humanité.

En résumé : Les compétences pour devenir IA compatible 1. Avec les machines . Créer des systèmes capables de fournir en temps réel les datas utiles . Éduquer les IA et apprendre d’elles . Identifier les biais des IA . Contrôler les machines 2. Avec l’équipe . Problématiser ensemble les enjeux et exercer son esprit critique . Être créatif et expérimenter . Penser la complémentarité . Favoriser l’intelligence collaborative 3. Le rapport à soi Cultiver ses « compétences de centrage » (soft skills) : L’attention, la mémoire, le temps, le stress, l’identité. extrait de Ce sera l'IA ou et moi, aux éditions Vuibert, 207 pages.
Cécile Dejoux Cécile Dejoux est Professeur des universités au Cnam, responsable nationale de la filière RH, du Master RH, Professeur affiliée à l’ESCP Europe et intervenante à l’Ena. Elle dispense des conférences en entreprises sur deux thématiques complémentaires : «Manager à l’ère du numérique» et «Comprendre l’Intelligence Artificielle et comment elle va transformer les métiers et le management». Les mooc sur l'IA animés par Cécile Dejoux se trouvent sur la plateforme FUN. Elle a publié en mai 2020 : Ce sera l'IA ou et moi, aux éditions Vuibert, 207 pages. 19 € en version papier, 13 € en e-book. www.ceciledejoux.com/
 

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