Intelligence émotionnelle : un nouveau modèle pour interagir en entreprise

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Ancien fonctionnaire international, rien ne prédestinait Thierry Paulmier à travailler sur les émotions. Quel modèle anthropologique propose-t-il avec l’Homo Emoticus ? Dans quelle/s perspective/s ? Rencontre avec le fondateur d’emothink [1], à l’aube d’une nouvelle ère du développement humain et du travail en entreprise grâce à une lecture émotionnelle des relations qui fondent toute société.

Comment avez-vous découvert le rôle des émotions dans les rapports gouvernants/gouvernés, managers/managés ?

Lorsque je quitte l’ONU, je reprends mes études en science politique et m’intéresse à la théorie mimétique de René Girard [2], qui explique la naissance de la violence dans les sociétés par la nature mimétique du désir humain. Au fil de mes recherches [3], je comprends que le désir mimétique n’est qu’un aspect du désir envieux. Celui-ci comporte en effet une dimension mimétique – nous désirons ce que l’autre a -, mais s’y ajoute également une dimension destructrice : nous souhaitons voir l’autre dépossédé, voire détruit. En proie à l’envie, nous nous sentons en position d’infériorité ; l’objectif est alors de le surpasser ou de l’abaisser à notre niveau. En parallèle, je découvre qu’il existe une émotion siamoise de l’envie : l’admiration. Pour que vous soyez enviable, vous devez être admirable. Je comprends que la dualité de ces deux émotions explique énormément de comportements en société, qu’ils soient amicaux, sociaux, ou inamicaux, antisociaux. Mais je réalise que deux autres émotions sont nécessaires pour compléter cette grille de lecture des comportements sociaux : la peur – liée au phénomène de danger qui, à l’instar de l’envie, vient nous diviser et nous isoler – et la gratitude, liée au phénomène du don, qui, comme l’admiration, vient nous unir et nous fédérer. A partir de là, je me rends compte que la plupart des rapports gouvernants/gouvernés et des rapports hiérarchiques dans l’entreprise peuvent être appréhendés à travers ces quatre émotions. L’ensemble des relations interpersonnelles également. Dès lors, il est possible de développer son intelligence émotionnelle en cultivant une meilleure compréhension et une meilleure  maîtrise de ces quatre émotions. Ce modèle s’avère particulièrement utile pour améliorer ses relations avec les autres et, lorsque l’on est manager, pour créer une meilleure ambiance de travail ou un environnement plus stimulant et épanouissant pour ses collaborateurs.  

La tristesse, la colère, la joie – 3 des 4 émotions de base [4] dans les schémas classiques – jouent-elles un rôle structurant dans l’hypothèse que vous fondez ?

Contrairement au psychologue Paul Ekman qui a travaillé sur le « comment » des émotions (micro-expressions faciales, postures), je me suis attaché aux stimulus, au « pourquoi » des émotions. Pour moi, la tristesse, la colère, la joie, sont secondes car elles ne sont pas leur propre cause. La joie naît parce que vous avez rencontré une perfection (admiration) ou un don (gratitude). La palette des dons est d’ailleurs étendue : un sourire, un regard, un compliment, etc. L’expérience de gratitude vécue, ou d’admiration, engendrent la joie par « surabondance ». Autre exemple : nous nous mettons en colère lorsque nous rencontrons un danger ou un obstacle. Une grande partie de la colère passe par une expérience de peur ou d’envie. Tel collègue à l’évidence irrité, a peut-être appris un peu avant ou le matin même qu’il ne ferait pas la mission à Londres dont il rêvait… Revenons brièvement sur la « fonction » des émotions : ce sont des facultés naturelles qui nous permettent de réajuster notre comportement au réel. Toujours subies dans leur premier moment, elles traduisent un état de surprise et « nous agissent ». La racine du mot indique qu’elles nous mettent en mouvement (movere). Correspondant à des pics, elles ont la propriété de s’induire ou de s’engendrer les unes les autres. Par exemple, une expérience  de peur provoque la honte, puis la culpabilité … Dans un monde du travail en constante évolution où des adaptations permanentes sont requises, l’intelligence émotionnelle est particulièrement sollicitée. La gestion des émotions en entreprise rencontre une difficulté supplémentaire dans la mesure où chacun tend à y porter un masque et à filtrer ses émotions.  Leur expression dans la sphère professionnelle est largement perçue comme une défaillance ou un aveu de faiblesse ; d’où un contrôle excessif exercé sur elles.  

Quelles sont les différentes dimensions de votre modèle d’homo emoticus [5]? Comment s’articulent-elles ?

Le modèle Homo Emoticus assigne à chacune des quatre émotions qui le composent une psychologie spécifique : chacune d’elles donne lieu à un sentiment qui invite à atteindre un certain objectif.  Par exemple, l’émotion d’admiration (E) s’éveille au contact d’une perfection ; elle produit un « sentiment d’agrandissement et de perfectibilité  » (S), qui conduit à rechercher l’excellence (O). L’admiration provoque ainsi un certain souci de soi, celui d’un idéal de soi. Il est possible de décrire la psychologie des trois autres émotions de la même façon. L’envie s’éveille au contact d’un obstacle (les autres généralement) ; elle crée un « sentiment de diminution ou d’impuissance » qui pousse à rechercher la supériorité. L’envie provoque un autre type de souci de soi, celui de l’estime de soi. Sous l’effet de l’envie, nous allons chercher à restaurer notre estime de soi par une position de supériorité ou de domination ; d’où des comportements asociaux. J’ai pu également revisiter la pyramide de Maslow en établissant une hiérarchie des besoins émotionnels. Reprenant son intuition (il existe une hiérarchie des besoins, certains « écrasant » les autres), je mets la conservation de soi à la base de ma pyramide [6]. Quel est son ressort ? La peur. Tant qu’elle est présente, impossible de se projeter vers autre chose. Une fois le problème de la menace « physique » réglé, reste celui de la menace « psychologique » ; c’est l’envie, qui renvoie à l’estime de soi. Ces deux émotions nous centrent sur nous-mêmes, il faut donc s’en libérer. Nous pouvons alors admirer et faire le meilleur usage de nos talents, de nos qualités ; c’est « l’étage » de l’idéal de soi dans ma pyramide. Le don de soi la couronne, animé par l’émotion de la gratitude – car la gratitude fait naître le désir de se donner à son tour. Nous parcourons ces « étages » tout au long de notre vie et même parfois au cours d’une même journée.  

Comment l’intelligence émotionnelle impacte-t-elle le management ?

L’intelligence émotionnelle repose sur 4 facultés. Les 2 premières sont intra-personnelles : la compréhension de nos propres émotions (reconnaître celles qui nous animent et comprendre les comportements qui en dérivent) et leur maîtrise – que suis-je capable de faire quand j’éprouve une émotion négative ? Comment puis-je l’évacuer, la dissiper, pour poursuivre mon activité professionnelle sans dommage ? Les 2 autres sont interpersonnelles : la perception des émotions des autres – l’empathie jouant ici un rôle crucial pour se connecter à autrui – et la capacité à adopter une stratégie comportementale adaptée pour aider l’autre à revenir vers des émotions positives. Cette dernière faculté trouve une application directe dans le management. Mais elle ne peut exister sans les 3 autres ! Il est intéressant de lire la question de la motivation sous l’angle de l’intelligence émotionnelle. Chacun de nous est motivé par l’une des 4 émotions structurantes que sont la peur (=> « survivre »), l’envie (=> la rémunération comme moyen de lever les obstacles à ses désirs ou d’affirmer sa supériorité), l’admiration (=> faire un bel ouvrage, embellir le monde) ou la gratitude (=> servir les autres), ou par une combinaison de celles-ci. Pour maintenir ou accroître sa motivation au travail, la solution proposée par le modèle de l’Homo Emoticus consiste à cultiver l’admiration et la gratitude. L’intelligence émotionnelle – faculté dont nous disposons tous, que nous ayons appris à la développer ou non -, permet d’agir sur la capacité à coopérer avec les autres, à faire adhérer à un projet (leadership) ou encore à développer la cohésion des équipes. La compréhension et la maîtrise des émotions ont donc un impact majeur sur le bien-être au travail ; elles permettent aussi de mieux prévenir les situations de crises ou de les résoudre, notamment lorsqu’elles n’ont pu être détectées à temps. En ce sens, l’intelligence émotionnelle est décisive pour 3 des 4 dimensions de la fonction managériale : l’équipe, les personnes et les crises. Seul le projet procède davantage de l’intelligence cognitive. La stratégie elle-même se nourrit d’intelligence émotionnelle car on ne conduit pas son navire d’un port A à un port B de façon identique quel que soit l’équipage. Le paradoxe étant que les managers ont généralement été choisis uniquement en raison de leurs compétences techniques à manager le projet et non à manager l’équipe, les personnes et les crises.  

L’intelligence émotionnelle intéresse les chercheurs. Au-delà de son évaluation, comment vous situez-vous par rapport à l’utilisation des émotions dans un objectif de performance ?

De nombreux travaux sont effectivement en cours. Jusque tout récemment, j’ignorais que certains prônaient un recours aux émotions négatives par les managers dans une perspective purement productiviste. Cela me semble extrêmement dangereux. L’impact d’une même émotion est totalement différent d’une personne à une autre, selon son terreau émotionnel propre. Et l’on ne peut mesurer l’effet des émotions que sur une période courte ! Quel que soit le cadre posé, le type de précautions prises, je ne vois pas comment sécuriser le processus. Certes, l’émotion se manifeste par un pic mais le sentiment induit, lui, peut perdurer. Mon approche est radicalement différente. Pour moi, la marge de progression individuelle et collective en entreprise est immense si l’on apprend aux gens à cultiver l’admiration et la gratitude ! Ce faisant, ils cultiveront le disciple et l’enfant qui résident en eux et retrouveront l’enthousiasme au travail. Nous n’en sommes encore qu’au début en matière de recours à l’intelligence émotionnelle dans une perspective, non productiviste, mais « humaniste » ! Je crois fermement que celle-ci va se développer car elle répond à la recherche de sens de tout un chacun. Attention toutefois à la manipulation d’une telle approche par des slogans ou un discours managérial peu suivi d’effets concrets sur la manière de travailler. Pour « ré-enchanter le travail », il faut également transformer l’organisation du travail et réduire parfois les cadences, les objectifs.  

[1] emothink, organisme de conseil et d’accompagnement en intelligence émotionnelle.
[2] Imitant le désir des uns des autres, nous convergeons vers les mêmes objets et devenons rivaux, obstacles les uns aux autres ; il en résulte de l’agressivité et de la violence.
[3] Thierry Paulmier a mené ses recherches durant sept ans.
[4] Paul Ekman identifie 6 émotions de base (joie, tristesse, peur, colère, surprise, dégoût). D’autres chercheurs estiment que la peur et la surprise, la colère et le dégoût, se traduisent dans un premier temps par des expressions faciales identiques. Selon eux, il existe 4 émotions de base seulement.
[5] Par opposition à la théorie comportementale de l’Homo Economicus.
[6] Cela correspond au besoin de sécurité chez Maslow.

 

A propos de Thierry Paulmier

Économiste et politologue de formation, Thierry Paulmier est le fondateur d’emothink, un organisme de conseil et d’accompagnement en intelligence émotionnelle (résolution de conflit, ressources humaines, communication, stratégie). Après avoir exercé des fonctions au sein d’une agence de l’ONU (assistance technique aux pays en développement dans le domaine du commerce international), il se tourne vers le théâtre et revient à la science politique par le biais d’une thèse portant sur les fondements émotionnels du politique. On lui doit le modèle de l’Homo Emoticus, par opposition au modèle de l’Homo Economicus.

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